Au commencement était François Guizot ; Guizot traducteur de Gibbon et méditant cette phrase de l’ Histoire du déclin et de la chute de l’ Empire romain : « Ce fut dans les ouvrages destinés à la gloire et à l’ utilité de la nation, que les plus vertueux empereurs déployèrent leur munificence. » C’ est à lui que l’ on doit cette singularité remarquable dans toute l’ histoire de l’ architecture du XIX e siècle, la construction du ministère des Affaires étrangères. Car l’ idée était nouvelle, quand tant de services de l’ État investissaient et réaménageaient — souvent difficilement — d’ anciens hôtels particuliers, de bâtir un ensemble spécifique ; l’ idée était nouvelle d’ élever, à côté des bâtiments de l’ administration, un véritable palais, destiné certes au ministre mais, plus encore, à la représentation de la France. « Représenter » est le maître-mot d’ un programme qui s’ inscrit sur un terrain remarquable, suscite naturellement — le long de la Seine, à proximité du Palais-Bourbon et de la place de la Concorde, non loin du Louvre et du palais des Tuileries — l’ ambition palatiale et réclame nécessairement un chef-d’ œuvre. Dans ce qui est alors l’ extrême ouest parisien et reste, au-delà des Invalides, une succession de villages, l’ architecte Lacornée élève donc un palais et, par ses références multiples, le rattache au Paris monumental, splendide avatar des bâtiments qui, depuis la Monnaie, jalonnent la Seine.
Commencé sous la Monarchie de juillet, le palais fut terminé sous le Second Empire. Il connut les vicissitudes de la plupart de nos « grands chantiers », hésitations quant à sa nécessité — celles de la II e République —, délais, surcoûts, mais prouva aussi la continuité de l’ État : Napoléon III acheva ce qu’ avait voulu Louis-Philippe. Il apparaît paradoxalement comme un chef-d’ œuvre de l’ art du Second Empire et, chronologiquement le premier, fait figure de prototype. Promu par Guizot dont les écrits et l’ éloquence, comme toute la personne, se signalaient par l’ austérité, la concision, une certaine brusquerie, le refus de l’ ornement, il est profus, volubile, coloré. Cette abondance décorative choqua. Ceux que Huysmans appellera les « raffinés » — quelques diplomates étrangers notamment — raillèrent ce qu’ ils jugeaient goût de parvenu. Mais ce qu’ ils critiquaient ainsi ce n’ était pas le manque de retenue, la négligence du bon ton, mais, en ce milieu du siècle, une architecture nouvelle, moderne, qui récuse le comme il faut, mélange les matériaux, conjugue les références les plus diverses ; cet éclectisme triomphant qui n’ est pas un catalogue désordonné de citations et d’ emprunts mais bien un style propre, audacieux, novateur, porté par le maître d’ œuvre architecte et la pléiade de décorateurs qui travaillent avec lui. Une œuvre d’ art totale, serait-on tenté de dire, où architecture et décor ne font qu’ un.
Plus tard, Charles Garnier, défendant son Nouvel Opéra, dut répondre à des critiques comparables. Il fustigera alors ceux qui lui reprochaient sa polychromie et son brillant — « Trop d’or ! » —, les citations nombreuses et dévoyées, la surcharge qui ne laisse à l’ œil aucun repos, sa volonté d’ assujettir tous ses collaborateurs, peintres, sculpteurs, orne-manistes, tapissiers, à une conception unique et souveraine. Puisant dans les sources et ressources innombrables qu’ offraient les registres du monde, les combinant et les unifiant, Charles Garnier parlait d’ « architecture métisse ». Et l’ expression peut être également appliquée au Palais des Affaires étrangères. Si en cela il se rapproche de l’ œuvre de Garnier, il s’ en distingue par le peu de place qu’ il fait à la peinture ; pas de grand cycle confié à un des nombreux artistes capables alors de couvrir de vastes surfaces, mais une escouade de décorateurs — beaucoup viennent du théâtre — qui travaillent en complète harmonie. Et l’ union fait la force ; tant de talents réunis, la plupart secondaires, plus praticiens que créateurs, font un chef-d’ œuvre.
Sa construction d’ un seul jet, sa cohérence n’ ont pas interdit les aménagements ultérieurs et, de Lacornée à Jean Niermans, à Jean-Michel Wilmotte, le Palais des Affaires étrangères trace une histoire de l’ architecture et du décor français. Ces heureuses adaptations — on pense notamment à la salle de bains du roi d’ Auguste Labouret — témoignent d’ un bâtiment vivant et qui sait assimiler de nouveaux usages sans renier sa vocation et son architecture d’ origine. Tel quel, habité, utilisé, modifié, vécu, il a accompagné depuis un siècle et demi la diplomatie française. Il la représente et l’ illustre, une ambassade et un symbole. Un modèle aussi qui rappelle avec force, depuis les débuts difficiles, la volonté persévérante de l’ État et dit, avec ses mots à lui, ceux de son architecture et de son décor, les impératifs d’ une politique qui doit conjuguer la maîtrise, l’ éclat et la grandeur.
Henry Loyrette
Conseiller d'État, Président directeur du musée du Louvre de 2001 à 2013.